Hors de portée
Il a été le fils de Lino Ventura. Celui de Marthe Keller aussi. C’était au cinéma. Respectivement dans La Septième cible et Femmes de personne. Il avait une dizaine d’années, fréquentait l’école du spectacle et composait déjà des morceaux au piano. Depuis, Karol Beffa a enchaîné hypokhâgne et khâgne au lycée Henri IV, Normale Sup rue d’Ulm, master de philo à Cambridge, étude des maths à l’Ecole nationale de la statistique et de l’administration économique (Ensae). Un bagage qui avait de quoi séduire sociétés de conseil et autres entreprises du CAC 40. Mais la vie de bureau n’était pas pour lui. « Je m’en suis rendu compte lors d’un stage à la banque Lazard », se souvient-il. Les réunions l’ennuyaient : « je préférais de loin la spéculation intellectuelle à la spéculation tout court ». Aujourd’hui, l’agrégé d’éducation musicale -« sans avoir suivi un seul cours de musicologie »- se complaît entre composition et improvisation. Entre précision d’une partition et absence de portée. Dans les locaux de Normale Sup, même si ses bouquins, sa table de travail et son piano tiennent dans un mouchoir de poche, son esprit vagabonde. Sa tête est ailleurs. Dans un pays imaginaire, d’où il semble rapporter idées, notes, Prélude pour orgue, Supplique pour violon, Epitaphe pour clarinette en la et piano, Blow up pour piano et quatuor à vent… Une autre dimension où les mots hasard, coïncidence, errance, doute, solitude ont également droit de cité et donnent une amorce de définition à la créativité. Approche qu’il partage avec le mathématicien Cédric Villani, également normalien, avec lequel il a signé Les Coulisses de la création (Flammarion) : « étudiants, on s’échangeait des disques de pianistes. A l’époque, j’étais celui qui amassait le plus de CD dans le couloir de mon dortoir ».
« Dormir, c’est du temps perdu »
A l’instar de Martin Eden, héros du roman éponyme de Jack London, Beffa fustige le sommeil : « dormir, c’est du temps perdu », dit-il. Perdu pour apprendre, comprendre, découvrir, rencontrer… Mais il fait avec. La santé d’abord. Durant les périodes où il travaille soixante-dix heures par semaine et ne dort que six heures par nuit, il puise dans son stock de magnésium et vitamine C. Pour se distraire ? « Je profite d’un déjeuner pour voir des gens, je vais au cinéma, je regarde un DVD. Je lis, mais c’est moins dépaysant ». Quant à l’impro, « c’est arrivé par accident : un jour, j’ai dû remplacer un musicien au pied levé ». Un bout d’essai qui l’incite par la suite à accompagner au piano films et lectures. Des moments rares. Beffa pose les mots latin et grec unicum et hapax pour évoquer l’acte unique. « C’est différent de l’idée que l’on se fait de la musique classique, dont la valeur en tant qu’œuvre d’art tient au parachèvement noté sur une partition. Mais n’y aurait-il pas davantage de valeur encore dans une improvisation jouée une seule fois pour un public qui devient happy few malgré lui ? » Le débat est ouvert. Comme son esprit, son horizon, son bureau et le profil de ses distinctions. En 2013, il a été nommé Compositeur de l’année aux Victoires de la musique classique et le Collège de France l’a élu à la chaire de création artistique. Il venait d’avoir 40 ans.