Le goût des autres
C’est aux Grands Voisins, dans l’ancien hôpital Saint-Vincent-de-Paul, qu’il donne rendez-vous. Ici, entre Port-Royal et Denfert-Rochereau, on reçoit aussi bien les sans-abri que les demandeurs d’asile récemment arrivés à Paris, des artistes, artisans, jeunes entrepreneurs… tout ce monde se côtoie et s’ouvre sur la ville. « On peut se voir dans le café principal, le plus proche de l'entrée », a proposé Emmanuel Tellier. C’est là qu’on l’a retrouvé. Un lieu finalement raccord avec son parcours de journaliste et musicien. Raccord avec un quotidien rythmé par des rencontres, voyages, tronches des uns, tranches de vie des autres.
« L’anglais, je l’ai appris en écoutant les Beatles, les Stones, les Who, les Kinks… »
« Gamin, je tripais devant Gicquel à la télé ! » Tellier a toujours voulu être journaliste. A Tours, où il a grandi et acheté son premier 33 tours - « c’était Cavalerie légère de Franz von Suppé, trouvé à 10 francs dans un Suma » -, il a également fréquenté les bancs de l’université François Rabelais. Là, il a décroché une licence de lettres et d’anglais, « avec option médias et communication ». « La fac, c’était facile », confie-t-il. « L’anglais, je l’ai appris en écoutant les Beatles, les Stones, les Who, les Kinks… » Son initiation à la musique, en revanche, est passée par des cases plus « classiques » : « Deux ans de solfège, un xylophone à la maison, puis des cours de piano avec une prof qui m’apprenait les musiques de films. Je vénérais les mélodies de François de Roubaix. » Tellier a toujours eu cette double vie, partagée entre la presse et la musique. Ami de Jean-Daniel Beauvallet, membre fondateur des Inrockuptibles et lui aussi tourangeau d’origine, Tellier a débuté dans la presse à ses côtés. Il avait 21 ans. « Quand j’ai démarré, il y avait 3 salariés à la rédaction des Inrocks. Quand j’en suis parti, 11 ans plus tard, on était 55. » Puis, à la demande de Jean-François Bizot, il va prendre la rédaction en chef de Nova Mag, avant d’atterrir à Télérama où il va diriger le service culture, passer rédac’ chef, chapeauter l’équipe du Web, redevenir reporter. Parce qu’il aime sa liberté. Pour avoir le temps de composer, jouer, enregistrer, monter sur scène. La musique, sa deuxième vie, c’est sacré.
Il balade son « film-vagabond » comme on part en promenade avec un bon copain
Tellier a intégré un premier groupe de rock à l’âge de 17 ans. C’était à Tours. Puis, une fois à Paris, il a poursuivi avec des formations comme Chelsea ou Melville, en montant sur les scènes du Bataclan, de La Cigale, du New Morning… Toujours cette envie d’aller vers l’autre, vers les autres. D’ailleurs son dernier groupe, 49 Swimming Pools, s’est mouillé pour reformer les Australiens de The Apartments, le temps d’une tournée française en 2012. Avancer et faire avancer les autres : aujourd’hui, Tellier se demande s’il ne devrait pas développer un peu plus encore cette notion de partage, de transmission. C’est déjà un peu ce qu’il fait avec le film qu’il vient de consacrer à Everett Ruess. C’est qui ça ? Un illustrateur, poète et explorateur solitaire, né en 1914 à Los Angeles et disparu à l’âge de 20 ans, sans laisser de traces, dans un désert du Sud de l’Utah, quelque part entre le fleuve Colorado et des territoires navajos. Pour son film, dont il a également composé la musique, Tellier est parti là-bas, il a fait la route, pour voir, savoir, enquêter : « Face aux 7 mètres de linéaires des archives locales, j’étais comme un enfant dans un magasin de bonbons. » La disparition d’Everett Ruess raconte « le refus d’une vie toute tracée, écrite à l’avance ». Un « film-vagabond » que Tellier balade de salles de ciné en lycées, musées, librairies, comme on part en promenade avec un bon copain. Une autre idée du « circuit court » comme dit le journaliste-musicien : « Un circuit directement du producteur-créateur au spectateur. » Ce qui aurait sans doute plu à Ruess, « écolo avant l’heure » en désertant la ville pour lui préférer la nature et les grands espaces.