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Un témoin dans la ville

Portrait

Un témoin dans la ville

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Un témoin dans la ville

« A Anne Eveillard, cet encouragement à persévérer dans la quête de l’insolite… » Cette dédicace est celle que Roland Jaccard m’a faite en avril 1992 au premier étage du Flore, sur la page de garde de son Dictionnaire du parfait cynique, illustré par Roland Topor. Collector ! La première fois que j’ai vu le nom de Jaccard, c’était sur la couverture de L’Exil intérieur, dans la bibliothèque familiale. Lorsque j’ai associé son nom à un visage, je me suis aperçue que je le croisais quasiment tous les jours dans les allées du Luxembourg, rue de Sèvres, du côté de Saint-Sulpice, dans un bistrot du VIe. C’est d’ailleurs rue des Canettes qu’il a donné rendez-vous pour ce portrait. Dans un hôtel un peu planqué, où il joue aux échecs chaque dimanche. Il est comme ça Jaccard, il a des habitudes, des QG, une certaine idée de la fidélité.

Critiques ciné, baby foot et quinzième mois

Ado à Lausanne, où il est né en 1941, il se voyait « metteur en scène à Hollywood » ou « écrivain à Paris ». Même s’il a rédigé ses premières critiques ciné à 15 ans dans les colonnes du journal suisse Le Peuple, il n’a pas migré à Los Angeles, mais il s’est installé à Paris. Il avait 25 ans. Ses premières impressions en arrivant ? « Le côté très suffisant des Parisiens. Mais j’ai eu la chance d’être engagé très vite au Monde et, là, subitement, j’étais courtisé… » Courtisé et incité à ne plus jouer au baby foot avec n’importe qui : « Ça ne se fait pas », lui disait-on. Jaccard se marre : « La France est un pays très conservateur. » Puis il relativise : « au Monde des livres, c’était bien payé, on avait un quinzième mois, une voiture de fonction et des notes de frais sans comptes à rendre. »

Psy, petite amie, Smith & Wesson

Inclassable, électron libre, flâneur, flingueur, dragueur, Jaccard est aussi journaliste, écrivain, essayiste et même psy.  « J’ai été analyste pendant six mois. Je me suis arrêté car c’est un métier où il faut beaucoup de disponibilité. On n’a plus le temps de partir une semaine à Venise avec une petite amie… » Dans un billet d’humeur pour Causeur - « et pas Closer » -, celui qui a écrit le Que sais-je ? sur « La folie » avait enfoncé le clou : « La liberté de flâner et de noter quelques réflexions au jour le jour me semble infiniment plus conforme à ce que j’ai toujours voulu faire dans l’existence : éviter de prendre quoi que ce soit au sérieux. » C’est vrai qu’il est léger, le Jaccard. Il s’encombre de peu. Son kit de survie : un Smith & Wesson - « le meilleur ami de l’homme » -, un jeu d’échecs, un docu sur Fritz Lang - « il aurait assassiné sa première femme… » - et un exemplaire de L’Intrépide, l’illustré qu’il lisait gamin.

Retraite, Station Terminale et réseaux sociaux

A 75 ans, il voit la retraite comme « un fléau ». « C’est la pire chose que l’on a inventée. » « S’arrêter », il n’y pense même pas. Il écrit toujours. Il publie toujours : le 4 mars, Station Terminale sortira chez Serge Safran. Il inspire toujours : la Bibliothèque nationale suisse a puisé dans les archives perso de Jaccard pour lui consacrer un ouvrage, à paraître en mars aussi. Quant aux réseaux sociaux, s’ils l’ont un temps rebuté, il les a désormais apprivoisés. Site, blog, youtube… il surfe sur tout, partout. Ses « petits films » ont leurs fans : « Ils plaisent aux provinciaux qui veulent savoir ce qui se passe au Flore… » Certains sont même vus plus de 30 000 fois, lorsque Jaccard met en scène sa compagne, Marie Céhère, de cinquante ans sa cadette. « Un homme qui n’a plus rien à apprendre des jeunes filles est un homme fini », écrit-il sur son site.

Cioran, Matzneff et Alice Cooper

« Lorsque j’étais assistant à la fac en psycho, je me suis intéressé à la parapsychologie. J’ai rencontré des voyants… Ils m’ont tous prédit la même chose : des relations amoureuses cruelles et une certaine célébrité. Je n’y crois pas, mais force est de constater… » Il se marre encore. S’il a été l’ami de Cioran, il l’est aussi de Matzneff et… d’Alice Cooper sur Facebook, mais pas que : « Je le connais. Jeune journaliste, je l’ai interviewé dans les coulisses de L’Olympia. » Il se souvient alors des années 1960, « époque où l’on disait que Paris était la ville la plus proche du paradis ». Pour lui, comme il y a un avant et un après Jésus Christ, il y a un avant et un après la piscine Deligny. Il termine son thé, pique un speculoos, range son flingue, remet lunettes et chapeau. Jaccard est sur le départ. Jusqu’à la prochaine rencontre au Flore, au Rostand, au Café de la Mairie ou ailleurs.

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